23
Je me couchai très tard cette nuit-là. Allongé dans mon lit, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. J’élevai mon spikard et l’examinai. Le rubis luisait dans l’obscurité. Il me rappela, d’une certaine façon, le joyau accroché au cou de la licorne.
Père ne le croyait pas dangereux. Et pourtant… il me mettait mal à l’aise.
Le sommeil finissant par me gagner, je le reposai sur ma table de chevet et fermai les yeux. J’essaierais d’en savoir davantage le lendemain matin.
Je m’endormis.
Quelques instants plus tard, je ressentis une douleur si aiguë à l’index que je me réveillai. Je me rendis compte qu’elle avait été provoquée par l’anneau. Il s’était contracté au maximum pendant une seconde, puis relâché. Comment était-il arrivé à mon doigt ?
Il se resserra une nouvelle fois. Un avertissement…
Tous mes sens en alerte, je m’obligeai à respirer doucement et régulièrement. Un bruissement près de la porte me hérissa le duvet sur la nuque. Quelqu’un venait d’entrer dans ma chambre.
Aussi discrètement que possible, je retirai lentement ma main qui se trouvait sous l’oreiller et refermai mes doigts autour du manche d’un couteau à longue lame. Puis, vif comme l’éclair, je m’assis et lançai mon arme.
Un bruit sourd et agréable me parvint : près de la porte, mon projectile venait de pénétrer dans des chairs. Il fut suivi d’un autre plus sonore encore : celui d’un corps s’affalant sur le sol.
Je rapprochai mes mains et me concentrai sur le mot « lumière » ; je formai une boule mentalement, tout en gardant le Schéma à l’esprit. Quand je les éloignai l’une de l’autre, une sphère étincelante s’en échappa et monta vers le plafond.
Une créature, toute de noir vêtue, gisait sur le sol, le manche de mon couteau dépassant d’une de ses orbites. Je me levai, m’habillai tranquillement et enfilai mes bottes, avant de m’en approcher.
Il s’agissait visiblement d’une créature du Chaos. Des cornes, une peau écailleuse, des dents jaunes pointues, des yeux rouges, un sang épais gris-vert… elle était analogue aux créatures de l’enfer qui me pourrissaient la vie depuis si longtemps.
Les lames de ses couteaux avaient été trempées dans une étrange substance verdâtre. Du poison ? Sans aucun doute. Quelqu’un voulait me tuer. Quelqu’un qui vivait sous mon propre toit. Une telle créature n’aurait pas échappé aux gardes postés aux grilles du château, ni aux sentinelles des chemins de ronde. Ce qui signifiait qu’une personne, capable d’utiliser le Schéma ou le Logrus, l’avait amenée ici.
En fouillant ses vêtements, je sentis quelque chose de dur et froid : deux atouts. Le premier représentait les Cours du Chaos, comme si on les apercevait d’une petite place. Des bâtiments aux murs curieusement penchés s’alignaient sous des cieux aux couleurs étranges. Je ne le fixai pas longtemps. Je n’avais aucun désir de voir l’image s’animer. La deuxième carte figurait le couloir qui menait à ma chambre.
L’intrus avait donc été bien informé. Ces atouts lui permettaient de pénétrer dans le château d’Ambre et de s’enfuir, une fois qu’il m’aurait tué.
Cela confirmait mes pires soupçons.
Un membre de ma famille l’avait envoyé.
J’examinai la carte du couloir avec plus d’attention. Les détails avaient été exécutés sommairement et les traits de pinceau trahissaient une hâte excessive ; je perçus cependant l’énergie pure qui en émanait. Qui en était l’auteur ? J’avais eu l’occasion de voir des atouts peints par Aber et par mon père ; à côté de ceux-ci, les leurs étaient de véritables œuvres d’art. L’un d’eux aurait-il délibérément maquillé son travail ? Ou un autre membre de la famille possédait-il le talent requis pour dessiner des atouts ?
Fenn ? Possible. Il avait bien essayé d’en fabriquer un avec son propre sang. Pourtant… pourquoi aurait-il souhaité ma mort ? Son maître, Suhuy, semblait vouloir me garder en vie et en bonne santé.
Blaise ? Je n’avais jamais entendu dire qu’elle dessinait des atouts. Conner ? Freda ? Aber ? Je fronçai les sourcils.
J’avais moi aussi exécuté un atout, me remémorai-je. Même piètrement esquissé sur un mur, il avait néanmoins fonctionné. Peut-être que toute personne issue du Chaos ou du Schéma pouvait en dessiner un, si elle était suffisamment motivée et disposait du temps nécessaire. Il me faudrait poser la question à Aber.
Un espion déguisé en ouvrier se serait-il introduit en Ambre ? Cette hypothèse paraissait possible. Il aurait pu repérer les lieux, travailler dans le couloir devant ma chambre et peindre un atout pendant ses heures de liberté.
Après avoir tiré le cadavre dans le corridor, j’appelai le nouveau valet qu’Aber m’avait déniché. Denis accourut, pieds nus et en pyjama.
« Sire ? fit-il, en fixant le corps d’un regard horrifié.
— Occupe-toi de ça, lui ordonnai-je, en le pointant de ma botte. Prends garde aux couteaux. Ils sont empoisonnés.
— Bien sûr. Hem… Sire… Dame Freda m’a demandé de la prévenir si un événement insolite survenait. Dois-je lui parler de celui-ci ?
— Pourquoi pas ? Les assassins sont monnaie courante, ici. » J’eus un sourire amusé. Bien évidemment, Freda avait déjà commencé à se tisser un réseau d’espions et d’informateurs. Avec tous les complots qui se tramaient autour de nous, je ne pouvais l’en blâmer.
J’allai me recoucher sans rien ajouter. Je ne pris même pas la peine de me déshabiller ni d’éteindre la boule lumineuse ; je me jetai directement sur les couvertures. J’avais la vague impression que la nuit serait encore riche en incidents.
Je caressai ma bague négligemment. Le spikard m’avait sauvé la vie. Comment était-il arrivé à mon doigt ?
Cinq minutes plus tard, on frappa discrètement à ma porte.
« Entrez ! » lançai-je, en m’asseyant. Freda n’avait pas perdu de temps !
En fait, ce fut Aber qui passa sa tête par l’entrebâillement. « Tu ferais mieux de me suivre, fit-il d’un ton sévère. Freda a quelque chose à te montrer.
— D’accord. » Je le rejoignis dans le couloir. Il s’était drapé d’une robe de chambre et, à ses cheveux emmêlés, j’en déduisis qu’il avait été prématurément tiré du sommeil.
« Tu as bien dit Freda ? Où se trouve-t-elle ?
— En bas… elle travaille. »
Il me guida jusqu’à l’entrée principale. Le long des corridors, des torches brûlaient dans leur support ; à notre passage, les gardes, de faction près des portes de la cour, se mirent au garde-à-vous en brandissant leur pique. Au bref salut que je leur fis, ils se détendirent.
Aber se dirigea vers l’aile gauche – que je savais vide. Là, comme dans la plupart des couloirs du château d’Ambre, les murs étaient encore en pierre brute, et les sols constitués de larges planches de bois. Les finitions ne seraient pas achevées avant des mois. Les murs extérieurs et les fortifications étaient une priorité. Les décorations – parquets cirés ou murs lambrissés – attendraient.
« C’est ici. » Aber ouvrit une porte à droite et entra le premier.
Dans la pièce minuscule et carrée, une petite lanterne était posée dans un coin. Sa lueur vacillante me dévoila le cadavre de l’assassin, couché précisément au centre d’un grand cercle.
Freda, à genoux, en terminait le tour avec un pinceau qu’elle trempait dans de la peinture noire. Puis elle se mit à tracer une série de runes sur le pourtour extérieur.
« Que fais-tu ? » lui demandai-je, intéressé. Je n’avais jamais rien vu de pareil. J’examinai les runes, mais ne pus déchiffrer leur signification. Une magie quelconque, supposai-je.
« Nous devons emprisonner son esprit, avant de le questionner », dit-elle d’une voix plate.
Je levai un sourcil. « Tu veux dire que c’est un fantôme ? Il ne manquerait plus que ça… un assassin hantant le château !
— Tu es vraiment un idiot. Reste à l’écart, tant que je n’ai pas fini. Ne t’approche pas du cercle, sinon tu vas étaler la peinture fraîche.
— Nous ne risquons rien ? interrogeai-je Aber.
— Aucune idée, répondit celui-ci, en regardant Freda d’un air inquiet. Je n’ai encore jamais vu ça. »
Notre sœur reprit : « Il ne nous reste que quelques minutes. Il faut intervenir rapidement, avant que l’esprit ne s’échappe. Écoutez-moi et suivez mes instructions à la lettre. Tout se passera comme prévu.
— Mieux vaut obéir, décida Aber, en me prenant le bras pour me tirer en arrière.
— Très bien, très bien. »
Nous reculâmes jusqu’au coin où brûlait la lanterne. La brusquerie de Freda ne m’offusqua en rien ; je savais qu’elle voulait bien faire. Et si nous pouvions vraiment interroger l’assassin, tant mieux !
Elle s’affairait avec célérité. Je ressentais une tension grandissante. Si le fantôme nous révélait l’identité du traître, il nous faudrait sans doute un certain temps avant de pouvoir retourner la situation en notre faveur.
Freda finit de tracer les dernières runes et se redressa. Après une profonde inspiration, elle tendit les bras vers le milieu du cercle, en direction du cadavre.
« Montre-toi ! » cria-t-elle. Elle frappa dans ses mains à trois reprises. « Montre-toi ! répéta-t-elle. Tu es lié à cet endroit ! Esprit, montre-toi ! »
Impatient, je me penchai en avant. Un étrange brouillard lumineux s’éleva du corps avec lenteur, prenant forme peu à peu… une tête… un torse… des membres. Il se contorsionnait en tous sens, tentant de s’échapper, mais les runes et le cercle formaient une barrière infranchissable.
« Parle ! » ordonna Freda. Elle frappa de nouveau trois fois dans ses mains. « Tu es prisonnier ici ! Obéis-moi ! »
Le fantôme dévoila ses dents spectrales. « Laissez-moi partir…, gronda-t-il d’une voix caverneuse qui me fit frissonner. Les ténèbres m’appellent… »
Aber me poussa du coude. « Vas-y. Interroge-le. »
Freda me regarda avec insistance. Je déglutis et m’avançai.
« Qui t’a envoyé ? demandai-je avec une assurance que j’étais loin de posséder.
— Une abomination… » geignit-il. Il se jeta alors vers moi avec violence, mais fut stoppé net au bord du cercle.
Je restai à ma place, sans broncher. La magie de Freda avait intérêt à fonctionner ; si cet esprit parvenait à se libérer, son intention était bel et bien de me faire du mal.
Je réitérai ma question : « Qui t’a envoyé ? »
Il recula, sifflant et crachant.
« Comment savoir s’il dit la vérité ? m’enquis-je auprès de Freda.
— Le cercle le retient prisonnier, expliqua-t-elle. Il ne pourra le quitter qu’une fois délivré… que cela prenne cinq minutes ou cinq cents ans. Montre-toi persuasif. »
Quel argument décisif pour ma négociation ! J’inspirai profondément et me rapprochai du cercle. L’esprit se jeta de nouveau sur moi ; il échoua et recula.
« Qui t’a envoyé ?
— Un démon ! hurla-t-il. Une abomination ! » Il débita alors un chapelet d’injures et lança sur ma famille et moi une malédiction pour des milliers de générations. Il se précipita une fois de plus vers le bord du cercle pour tenter de s’échapper. La magie de Freda tenait bon ; il ne pouvait aller nulle part.
« Réponds-moi ! insistai-je.
— Laissez-moi partir…, gémit-il. Laissez-moi partir…
— Dis-moi ce que je veux savoir, et j’y réfléchirai.
— Non… Je ne peux pas…
— Veux-tu rester piégé dans ce cercle pour l’éternité ? »
Il grinça de ses dents fantomatiques, mais resta muet.
« Venez, dis-je à Freda et à Aber. Il ne veut pas coopérer. Nous ferons murer cette pièce au matin. » Je me tournai vers la porte.
« Non ! s’écria-t-il. Attendez… »
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. « Vas-tu répondre à mes questions ?
— Oui…
— Très bien. » Je croisai les bras. « Qui t’a envoyé ?
— Uthor… le roi du Chaos… »
Petit mouvement de tête approbateur de ma part. Je me doutais bien qu’il ne pouvait s’agir que du roi Uthor ou de Lord Zon.
Il ne nous restait plus qu’à découvrir qui nous avait trahis.
« Qui a peint l’atout qui t’a transporté ici ?
— Je ne sais pas…
— Comment te l’es-tu procuré ?
— Je l’ai reçu de la main du roi en personne… »
Si c’était vrai, pas de chance ! Peut-être ignorait-il vraiment l’identité du traître.
Je fronçai les sourcils. Quelles autres informations utiles pourrais-je lui soutirer ?
« Où se trouve l’armée du roi Uthor en ce moment ? »
Il siffla et se réfugia contre le bord opposé du cercle, cherchant désespérément à s’enfuir. De toute évidence, il ne nous apprendrait rien de plus ; il subsistait encore en lui un semblant de loyauté envers son vieux souverain.
Je lançai d’un ton sec : « Parle ! Si tu veux quitter cet endroit, dis-moi ce que je veux savoir !
— Je ne peux pas…
— Il le faut ! Tu dois le faire ! »
Nouveaux grincements de dents. Nouvel assaut contre les murs de sa prison. En vain.
« Parle ! ordonnai-je. C’est ta dernière chance ! Où est Uthor ? Où sont ses hommes ? Je veux connaître l’emplacement de leur camp ! »
Pendant un instant, je crus qu’il refuserait de parler, mais il finit par répondre à voix basse.
« Le roi est proche… il sera bientôt ici… il vous tuera et me libérera… »
Aber balbutia : « Le roi Uthor a quitté les Cours du Chaos ? C’est bien ce que tu viens de dire ?
— Oui… »
Je jetai un regard vers mon frère. « Est-ce si important ?
— Bien sûr ! répliqua Aber. Si ce fantôme nous dit la vérité… »
Freda l’interrompit : « C’est la vérité, j’en ai le pressentiment.
— Je ne comprends pas. » Je les dévisageai l’un après l’autre. « Uthor devrait mener ses hommes au combat. Tout roi agirait ainsi.
— Tu ne comprends pas, dit Aber d’une voix grave et pressante. Le roi Uthor n’a pas quitté les Cours depuis six cents ans !
— Quoi ? » Stupéfait, je clignai des yeux. « Pourquoi donc ?
— C’est la coutume, expliqua Freda. Ses fils ou ses généraux prennent part aux batailles. Seule une extrême urgence pourrait faire sortir Uthor. »
Une urgence… comme un Schéma retracé qui engendrerait de nouvelles Ombres ? Ou le créateur de ces Ombres qui construirait un nouveau château, en le fortifiant contre toute attaque ?
Je grimaçai un sourire. Nous pourrions facilement en tirer avantage.
« Il vient de commettre sa première erreur », déclarai-je.